Dix ans après la promulgation de la loi sur la résidence alternée, celle-ci continue de progresser et de faire débat. Nous avons demandé à la psychothérapeute Nicole Prieur d’aider ceux qui font ce choix à le vivre au mieux. Et à deux enfants devenus adultes de nous raconter leur existence entre deux maisons.
L’équilibre affectif. Un même argument brandi par les adeptes et par les opposants de la garde alternée. Proposée par Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille, à l’Enfance et aux Personnes handicapées, la formule, novatrice, revenait à affirmer le bénéfice, pour l’enfant, de partager le quotidien de chacun des parents. Le recul a permis au pédopsychiatre Maurice Berger de constater l’apparition de troubles liés à la discontinuité des lieux de vie et des figures d’attachement. Il préconise d’éviter la formule avant l’âge de 6-7 ans. D’autres, tel le psychiatre et psychanalyste Bernard Golse, auteur des Destins du développement chez l’enfant (Érès, 2010), la déconseillent avant 2-3 ans… Bref, le débat fait rage chez les experts.
À Psychologies, nous sommes plusieurs à pratiquer la garde alternée, convaincus que, lorsqu’elle est voulue dans l’intérêt de l’enfant, elle constitue la moins mauvaise des solutions. L’autre éventualité le condamnerait à être privé de grandir auprès de l’un de ses parents. Conscients du bouleversement engendré par la perte de sa cellule familiale d’origine, la constitution de nouveaux couples parentaux, etc., nous avons demandé à Nicole Prieur, longtemps experte près la cour d’appel de Paris dans des situations de séparation difficiles, de faire le point sur les précautions à prendre afin que l’enfant s’acclimate au mieux à sa nouvelle vie.
La garde alternée convient-elle aux tout-petits ?
De nombreux psys recommandent de l’éviter avant les 2-3 ans de l’enfant. Un point de vue que partage en partie Nicole Prieur, compte tenu du fait que, avant cet âge, son « continuum d’existence » – la représentation de sa propre permanence et de celle du monde qui l’entoure – n’est pas assez solide. « Les séparations répétées, alors qu’il ne se repère pas dans le temps, engendrent chez lui une forte angoisse existentielle : il n’est pas sûr que le parent qui disparaît continue d’exister, ni de continuer à exister à ses yeux. »
Un argument qui pousse à préserver une certaine stabilité dans son cadre de vie, mais aussi à lui permettre de voir son autre parent assez fréquemment. « Cela dit, je me refuse à avoir une position de principe sur cette question, poursuit- elle. Il m’est arrivé de la recommander pour des bébés de quelques mois dont les deux parents étaient fortement investis dans les soins de maternage, et de la proscrire pour des enfants plus âgés, lorsque ce choix correspondait surtout au désir de punir l’ex-conjoint. »
Pour le sociologue Gérard Neyrand, auteur de L’Enfant face à la séparation des parents (La Découverte, 2009), rien ne permet d’affirmer que la résidence alternée est plus préjudiciable pour le bébé que la résidence unique chez sa mère, si ce n’est des considérations idéologiques éculées.
Quel que soit l’âge, l’enfant doit-il être consulté ?
« On se soucie bien sûr de ses émotions, mais en aucun cas on ne lui demande s’il préférerait vivre avec l’un ou l’autre, prévient Nicole Prieur. Ce serait le placer face à un choix impossible et à un traumatisme durable. » Pour l’aider à apprivoiser son nouveau rythme, on peut recourir au dessin : expliquer, à l’aide d’un génogramme, que le trait qui relie ses deux parents est rompu, mais que celui qui relie l’enfant à chacun d’eux est indélébile ; ou placer un calendrier sur le frigo, colorier les cases de couleurs différentes selon qu’il est chez l’un ou l’autre, déplacer un bonhomme magnétique qui le représente, etc.
Les parents doivent-ils avoir réglé tous leurs conflits ?
Deux lectures pour un choix éclairéD’un côté, un ouvrage plutôt alarmiste, qui se veut le premier à décrire avec précision les troubles présentés par beaucoup d’enfants en situation de résidence alternée – ou la parole scientifique opposée à l’idéologie. De l’autre, une enquête qui donne la parole aux enfants, aux pères et aux mères à qui la formule réussit plutôt bien – un « message de paix » au secours des familles déchirées. Deux livres à découvrir en complémentarité pour mener sa propre expérience.
Divorce, séparation : les enfants sont-ils protégés ? sous la direction de Jacqueline Phélip et Maurice Berger, préface de Bernard Golse (Dunod, 2012).
La garde alternée, du sur-mesure pour nos enfants de Marta de Tena, préface de Ségolène Royal (JC Lattès, 2012).
Le député UMP Richard Mallié a déposé une proposition de loi visant à imposer la résidence alternée par défaut si les parents ne parviennent pas à se mettre d’accord. Pour Nicole Prieur, « c’est une folie. L’absence de consensus signale que les parents ne sont pas encore en mesure de laisser leurs conflits de côté pour s’entendre en ce qui concerne l’enfant. Dans ce cas, la résidence alternée constitue un terreau fertile à l’embrasement. Les vêtements qui se perdent, les livres que l’on oublie, tout devient un motif de disputes ». L’enfant passe de l’un à l’autre avec la peur au ventre, redoutant leurs questions sur ce qui se passe de l’autre côté.
« Attention à ne pas le transformer en œil de Moscou ! » recommande la thérapeute. Et d’expliquer : « La théorie systémique considère que le conflit est une manière de maintenir un lien. Pour bien vivre la résidence alternée, il faut avoir accepté la séparation au plus profond de soi. » Être capables de se respecter mutuellement comme parents. De renoncer à transformer l’autre et à avoir un droit de regard sur ce qui se passe chez lui. Et de parvenir à considérer sa deuxième vie comme une richesse supplémentaire.
L’enfant doit-il avoir une chambre de chaque côté ?
La mise en place de la garde alternée soulève des questions d’ordre matériel. Elle nécessite que les parents ne vivent pas trop loin l’un de l’autre, que l’école soit de préférence à mi-chemin. S’il est d’usage qu’il n’y ait pas de pension alimentaire, la contribution financière à la vie de l’enfant est rarement équitable (l’un prenant à charge les frais de santé plus que l’autre, par exemple), suscitant parfois des frictions.
Par ailleurs, il est fréquent que l’un des parents emménage dans un appartement plus petit, tandis que l’autre conserve la maison où ils ont vécu ensemble. L’enfant peut alors avoir sa propre chambre d’un côté, mais devoir en partager une de l’autre. « Il s’en soucie moins que le parent, qui se reproche de ne pas pouvoir lui offrir mieux, assure Nicole Prieur. Ce qui importe à l’enfant, qu’il occupe une chambre ou un coin de studio, c’est d’avoir le sentiment que sa présence compte dans chacun de ses deux foyers, qu’il a sa place et qu’il est attendu. »
Ce qui est terrible pour lui : que son lit serve de débarras en son absence. « L’espace qui lui est attribué est une projection de son espace intérieur, décrypte la thérapeute. L’invasion de son lieu est vécue comme une intrusion intime. »
Quand vaut-il mieux arrêter l’alternance ?
L’entrée dans l’adolescence s’accompagne fréquemment d’un changement de rythme. L’enfant formule parfois le souhait d’allonger le temps de l’alternance : deux semaines chez chacun plutôt qu’une, ou même parfois un an sur deux. « Mais, bien souvent, la peur de blesser ses parents ou l’incapacité, parce qu’il a toujours vécu comme cela, de reconnaître que ce système ne lui convient plus l’empêche d’exprimer son besoin de réaménager son mode de vie », signale Nicole Prieur. On sera alors attentif à repérer les signes de son malaise, pas toujours faciles à différencier des affres de l’adolescence. « Et on n’hésitera pas à lui proposer d’aller parler avec un psy, préconise-t-elle. Celui-ci pourra l’aider à examiner ses motivations. Et éventuellement à présenter sa requête au parent qu’il craint de blesser en choisissant de le quitter. »
Car il arrive souvent un moment où l’adolescent aspire à s’installer à un seul endroit, lorsque la logistique de la garde alternée, ajoutée à sa charge de travail scolaire et à ses activités extrascolaires, devient trop pesante. « Les parents redoutent alors qu’il fasse le choix de la facilité : aller vivre avec le plus coulant des deux. Mais j’ai vu des enfants opter au contraire pour le plus exigeant, celui avec lequel ils avaient l’impression de pouvoir mieux exprimer leurs talents. Ou bien ils choisissent de vivre avec le parent de même sexe à un moment où c’est important pour leur construction identitaire. »
Reste que cette décision est difficile à digérer pour celui qui se sent délaissé. D’où l’importance de travailler ce choix avec un thérapeute, qui pourra également aider le parent à admettre que l’intérêt de son enfant est un jour de vivre loin de lui, sans que cela soit vécu comme un rejet mais comme le cours normal de l’existence, même si ce moment arrive plut tôt que prévu.
« Cela m’a donné une grande capacité d’adaptation »
Hugo, 23 ans, étudiant
« J’avais 12 ans quand mes parents se sont séparés. Mon frère, 9. Nous changions de maison une semaine sur deux. Quand je suis entré en troisième, le rythme est passé à quinze jours. De l’avis général, ça paraissait mieux. J’en ai été soulagé : une semaine, ça ne laisse pas le temps de s’installer. C’était d’autant plus difficile que nous avions pas mal d’activités et que mes parents habitaient relativement loin l’un de l’autre. Mais ils faisaient tout pour nous faciliter la vie. J’ai un bon souvenir des trajets en voiture avec ma mère et mon frère pour aller au collège, depuis Saint-Ouen, où elle vivait, jusqu’au Ve arrondissement, où était mon père.
J’ai moins souffert de la séparation et de la garde alternée que de mon passage en sixième dans un nouveau quartier, avec des codes différents. Mon père a refait sa vie, pas ma mère. Chez l’un et chez l’autre, c’était très différent : on se faisait des super plateaux-télé chez ma mère ; chez mon père, c’était proscrit, mais il y avait toujours des gens intéressants. J’ai développé une belle amitié avec ma belle-mère. Elle a apporté de la qualité de vie dans notre tanière de garçons.
Je crois que la garde alternée m’a donné une grande capacité d’adaptation, une meilleure acceptation des gens. J’en garde aussi le besoin de bouger d’un milieu à l’autre, je ressens ça comme une richesse. J’ai également à cœur, lorsque je suis accueilli chez quelqu’un, de repartir en effaçant les traces de ma présence. Je me suis pourtant toujours senti à ma place dans mes deux maisons, mais je n’aime pas déranger. Si cela se présentait, je choisirais ce système pour mes enfants. »
« J’ai développé différentes facettes de ma personnalité »
Marie, 35 ans, juge
« Au début – j’avais 5 ans –, je vivais deux semaines avec mon père, une semaine avec ma mère. Cela avait été décidé comme ça parce que ma mère n’avait pas encore de logement, mais sans doute aussi en compensation pour mon père – c’était elle qui était partie. Rapidement, j’ai demandé à passer une semaine avec chacun, j’avais besoin que ce soit équitable. J’ai beaucoup investi l’école, car c’était mon seul lieu de stabilité, et j’ai fait une très bonne scolarité. À 15 ans, je suis allée vivre chez mon père à plein-temps. Ma mère était partie en province, je la voyais un week-end sur deux. Puis j’ai passé trois ans chez elle, jusqu’au bac, et de nouveau deux ans avec mon père. Ça s’est équilibré naturellement.
J’ai eu des frères et sœurs de chaque côté. J’en ai été heureuse. J’ai éprouvé plus de jalousie chez mon père, peut-être parce que ma belle-mère faisait des différences entre ses enfants et moi. En même temps, j’étais la grande, je l’aidais et c’était gratifiant. Je n’ai pas été malheureuse dans ce système. Quand on est enfant, avoir deux fois plus de cadeaux à Noël et aux anniversaires, ça compte.
Ado, les conflits avec mes parents n’avaient pas le temps de dégénérer avant que je change de maison. Adulte, j’ai eu plus de mal à me stabiliser. J’ai conservé, un temps, l’habitude de partir au moment où les choses se gâtaient. J’ai rencontré mon compagnon tardivement. Mais, globalement, je crois que cette situation m’a permis de développer différentes facettes de ma personnalité. J’ai eu plus d’adultes sur lesquels m’appuyer. Deux couples parentaux desquels m’inspirer. Aujourd’hui, j’ai deux enfants. Mon mari s’en occupe beaucoup. Nous imaginer séparés me fend le cœur. Mais je trouverais injuste que l’un de nous soit privé des enfants, et les enfants de nous. »
Par Laurence Lemoine via Psychologies.com